Débat, dialogue, dialectique

 

 

 

La mise en oeuvre des programmes d'EMC suppose la mobilisation de pratiques pédagogiques faisant appel à la participation des élèves. Parmi elles, le débat tient une place éminente, que ce soit au collège ou au lycée. Dans ce texte et le tableau de synthèse associé (►), Mme Duchange et M. Mazeron, professeurs de philosophie, éclaircissent les enjeux et les modalités de celui-ci.

 


Mesurer les écueils du débat pour aboutir à une pratique riche.

 

Le débat possède d’indéniables vertus pédagogiques. Sa pratique s’inscrit dans une démarche active des élèves qui permet l’appropriation personnelle du savoir. De plus, l’organisation de débats argumentés en classe permet non seulement le dialogue entre le professeur et l’élève, mais également le dialogue entre les élèves eux-mêmes qui apprennent ainsi à s’écouter réciproquement et à envisager la pluralité des interprétations. Il permet le développement d’une pratique authentiquement démocratique de la réflexion, tant sur le contenu que sur la forme.   

Cependant, si le dialogue possède de telles qualités, il peut être dévoyé. Le risque de transformer le débat en échange creux existe. Il suffit pour s’en convaincre de suivre certaines émissions télévisées, dans lesquels les protagonistes échangent slogan contre slogan au lieu d’approfondir la réflexion. Nous devons donc également connaître les limites de cet exercice, qui requiert de nombreuses préventions si nous voulons le mettre en oeuvre avec rigueur.  

Dès l’origine de la Philosophie, les Grecs avaient compris qu’il fallait prendre en compte deux affirmations apparemment opposées:

  1. La confrontation des points de vue permet de dévoiler la vérité, de dépasser les préjugés pour s’élever jusqu’à la connaissance.
  2. La confrontation des points de vue peut s’avérer totalement stérile, en tant que rhétorique des préjugés.  

La lecture des dialogues de Platon nous apprend la pertinence de ces deux affirmations. Ainsi, de manière quelque peu polémique, Platon établit un partage entre le débat stérile pratiqué par les sophistes, les rhéteurs et les démagogues d’un côté, et le dialogue authentique qui aboutit à la détermination de la vérité de l'autre. En tant qu’enseignants, nous prenons ce partage au sérieux et agissons pour que les débats et dialogues qui se tiennent dans nos classes ne soient pas stériles.

Le coeur du problème réside dans la nature abstraite de la pensée humaine. Notre pensée est spontanément schématique et procède par simplification de sorte que, la plupart du temps et sans nous en rendre compte, nous pensons avec des idées reçues, des stéréotypes, des clichés, des préjugés, des généralisations abusives, des images d’Epinal… Ne croyons pas que nos diplômes et nos lectures nous exemptent totalement d’un tel travers. L’abstraction qui caractérise la pensée spontanée possède des avantages certains, en particulier en ce qu’ils rendent possible une économie cognitive. Je peux ainsi avoir un avis sans effort sur un problème complexe que je résume à des termes simples. De plus, ces opinions abstraites ont un autre avantage: elles constituent un sens commun entre les hommes, un consensus indiscuté dans tel ou tel milieu social. Mais bien qu’elle soit utile, cette pensée spontanée s’avère très souvent fausse, voire dangereuse. Aussi, ce que l’Ecole vise, c’est le développement de la réflexion personnelle, réflexion qui suppose de dépasser nos préjugés et nos opinions pour atteindre à la fois l’objectivité et la pensée conceptuelle.

Or, relativement à cette finalité, la pratique du débat s’avère une arme à double tranchant. Elle peut soit rendre possible le dépassement des préjugés, soit n’être qu’une confirmation de ces préjugés.

Il faut donc affirmer la thèse suivante: La confrontation des opinions ne constitue pas une fin en soi mais un moyen, elle n’est qu’une étape inhérente à toute recherche en vue de la constitution d’un savoir rigoureux et conceptuel.  

C’est précisément ce que les philosophes grecs nommaient dialectique, dont l’étymologie “dia-legein” signifie littéralement “à travers le langage”. Il ne s’agit donc pas de parler pour parler, mais de parler pour réussir à penser.  

 

Il est donc indispensable, lorsqu’on confronte des opinions divergentes dans une classe, de prendre conscience des écueils qui nous attendent:

  • L’usage d’arguments de mauvaise foi, dont la liste est pléthorique (arguments d’autorité, arguments ad hominem, sophisme du tu quoque, jeux de mots, ambiguïtés…).
  • Les paralogismes sont fréquents. Les débats foisonnent d’arguments illogiques, comme celui consistant à prendre un cas particulier pour une loi générale.
  • Très souvent, les débats ne mènent à rien car les interlocuteurs ne parlent pas de la même chose (cf Deleuze et Guattari Qu’est-ce que la philosophie?).
  • Pour reprendre un terme freudien, nous tombons dans la rationalisation : derrière des arguments en apparence rationnels se jouent en réalité des enjeux émotionnels, affectifs et identitaires. La forme la plus fréquente de rationalisation étant le biais d’autoconfirmation consistant à croire que nos opinions sont les meilleures parce que ce sont les nôtres. Nous avons l’oeil perçant pour tout ce qui confirme nos croyances, et nous sommes aveugles à ce qui les infirme.   

Surtout, deux écueils doivent être particulièrement évités: le dogmatisme et le relativisme.

  1. Le dogmatisme est fondé sur des arguments d’autorité. C’est par exemple le “catéchisme républicain” (selon l’expression inventée par Charles Renouvier), dont nous devons nous garder si nous souhaitons respecter la liberté de conscience des élèves.  
  2. Le relativisme consiste à donner la même légitimité à tous les points de vue et ainsi donner autant de poids à l’opinion de l’astronome et à celle de l’astrologue, au darwinien et au créationniste, au médecin et au rebouteux, au premier venu et au spécialiste d’une question...    

Ces deux erreurs sont les Charybde et Scylla de tout débat. Il s’agit de deux attitudes antagonistes en apparence, mais qui ont pour point commun de confondre la vérité et l’opinion, la connaissance rationnelle et le dilettantisme. On les trouve depuis l’Antiquité (la secte des pythagoriciens d’un côté, Protagoras le sophiste de l’autre). Si la première attitude correspond assez bien à des régimes traditionnalistes ou autoritaires, la seconde s’accorde avec le nivellement médiatique contemporain.

 


Etablir des règles porteuses de sens est indispensable.

 

En conséquence, nous devons, pour éviter toutes ces erreurs spontanées, établir des règles du dialogue argumenté. Ainsi l’enseignant doit devenir le garant de l’objectivité des arguments utilisés par les élèves. Il doit s’efforcer de maintenir ceux-ci dans le cadre de la problématique. Il clarifie les exigences de l’argumentation rationnelle:

  • Exigences pragmatiques (les modalités du dialogue).
  • Exigences morales (le respect des autres, par exemple).
  • Exigences logiques (le respect des règles de l’argumentation, le refus des sophismes et paralogismes…).

 

Le débat ne doit donc pas en rester au simple exposé d’opinions divergentes.

Il convient:

  • de définir ce dont nous parlons,
  • de mobiliser des concepts et des connaissances objectives,
  • de circonscrire une problématique,
  • d’utiliser des arguments logiques,
  • de s’appuyer sur des savoirs constitués (comme le droit, l’histoire, les résultats de la science….).
  • de considérer a priori les différents points de vue comme des hypothèses, qu’il s’agit ensuite de tester à l’aide d’arguments.  

Il faut également insister sur l’importance des supports documentaires : textes classiques ou modernes provenant de fictions ou d’essais, vidéos de films ou de séries, documentaires, images tirées d’oeuvres d’art, d’affiches… Ces supports possèdent de nombreuses vertus. Ils permettent de confronter l’élève à une pluralité d’interprétations et à des formes diverses d’argumentation, allant du raisonnement logique à la rhétorique de l’image, argumentations plus construites que le point de vue spontané de l’élève. Insistons sur l’intérêt du support écrit qui permet un temps de la réflexion et un approfondissement qui peuvent trancher sur l’impulsivité et l’immédiateté d’un propos purement oral.  

L’intérêt pédagogique du débat argumenté réside non seulement dans l’objet qui est discuté, mais aussi et surtout dans sa forme. Il s’agit bien de former des consciences, capables de penser par elles-mêmes avec rigueur et rationalité. Il y a un double enjeu: tel débat spécifique ; et l’acte de débattre en général.

 


Il existe nonobstant des obstacles pratiques à l'établissement d'un dialogue.

 

Parmi les obstacles qu’on rencontre dans notre volonté d’établissement du dialogue, s’en trouvent plusieurs de nature pragmatique :  

D’abord, les élèves n’émettent pas nécessairement leur avis personnel, soit par conformisme et autocensure, soit inversement par provocation. Aussi, les exigences du débat rationnel ne sont pas purement intellectuelles mais aussi psychologiques et sociales. C’est ici qu’entre en jeu la relation de confiance préalable entre le professeur et ses élèves.  

Ensuite, apprendre à argumenter ne peut se faire instantanément et nous devons admettre le tâtonnement avant la réflexion construite. De plus, il est utile que les élèves connaissent les sophismes, paralogismes et arguments de mauvaise foi, pour n’en être pas dupes. Bien que le professeur doive établir des règles du dialogue, il doit connaître la difficulté qu’elles comportent.   

A tout cela, il faut ajouter une difficulté supplémentaire, normative. L’EMC porte sur des questions morales et politiques, donc sur des questions de normes et pas seulement des questions de fait. Aussi, la vérité devient d’autant plus difficile à atteindre. Nul doute que nous n’obtiendrons que des vérités partielles et non une solution totale aux problèmes posés. Toute démocratie admet une pluralité des normes. Les philosophies morales elles-mêmes n’atteignent pas le consensus et s’opposent dans leur jugement selon qu’on se place du point de vue conséquentialiste ou déontologique, ou bien selon qu’on hiérarchise les normes de telle ou telle façon. Et si certains débats peuvent mener à des résultats sinon objectifs, du moins qui s’approchent le plus possible de l’objectivité, d’autres débats aboutissent à des résultats incertains et à des dilemmes.

 


Dès lors, qu’avons-nous gagné à avoir débattu ?

 

  • Nous avons clarifié notre position.
  • Nous avons appris des méthodes d’argumentation.
  • Nous percevons la complexité là où auparavant le réel nous semblait simple.

=> expérience de la perplexité qui a permis de se décentrer de ses certitudes trop vite acquises

(l’élève peut tout à fait y revenir ensuite, mais après un détour qui lui permettra désormais de savoir pourquoi il pense cela, et pas autre chose)

 

  • Nous comprenons qu’autrui ne pense pas comme nous, ne vive pas selon les mêmes valeurs, et que pourtant son point de vue possède une cohérence propre. Nous devenons ainsi plus tolérants, c’est-à-dire que nous acceptons sous un certain rapport ce que nous refusons sous un autre.
  • Nous saisissons des enjeux qui ne nous apparaissaient pas préalablement.
  • Nous avons mobilisé des concepts et des faits objectifs.
  • Nous avons hiérarchisé des degrés de probabilité.

=> nous avons compris que pour faire vivre un espace public de discussion, indispensable à la vie démocratique, il y a des exigences à respecter.

 

=> nous avons acquis une plus grande conscience de ce qu’est la responsabilité intellectuelle : énoncer une idée, défendre un point de vue a des implications. Il faut pouvoir assumer sa parole, ce qui suppose d’être capable d’en rendre raison, envers soi-même et auprès des autres.

 

Donc, même lorsque le débat n’aboutit pas à une conclusion certaine, il permet un bénéfice intellectuel et moral pour ses acteurs.  

 

En conclusion, nous soulignerons que l’intelligence humaine suppose une double faculté.  

D’une part, elle suppose la capacité à se décentrer de soi. C’est en cela par exemple que réside l’intérêt de l’histoire ou de la littérature, qui nous renvoient à des manières d’être et de penser qui ne sont pas les nôtres.

D’autre part, elle suppose la capacité à accepter l’incertitude, sans que l’absence de réponse suscite de l’angoisse. Notons à ce titre que l’incertitude ne saurait être identifiée au relativisme: le pluralisme n’est pas un nivellement.

Le débat argumenté contribue ainsi au développement de notre intelligence. Par la confrontation à d’autres points de vue, il nous décentre de nous-mêmes et il nous apprend d’un côté à trancher objectivement ce qui peut l’être, et de l’autre à accepter qu’on ne puisse parfois pas résoudre une question.